Edition n° 76 du 15 mai 2000
La responsabilité pénale des personnes morales
La loi du 4 mai 1999 instaurant la responsabilité pénale des personnes morales constitue une véritable révolution en droit belge.
Avant cette loi, la question de la responsabilité pénale des personnes morales se résolvait par l’adage societas delinquere potest, sed non puniri : la société pouvait certes commettre une infraction mais ne pouvait être punie. L’idée qui était à la base de cet adage était qu’il était impossible de mettre une société en prison. Il convenait donc d’imputer l’infraction à une personne physique.
Cette imputabilité à la personne physique ne satisfaisait plus : la jurisprudence se montrait parfois extraordinairement sévère, surtout à l’égard des dirigeants des grandes sociétés, considérant que ces derniers devaient tout connaître des activités de leur société, en tout lieu et tout temps; aux antipodes des acquittements avaient été prononcés lorsqu’il était impossible d’identifier précisément la personne physique réellement responsable.
1. Champ d’application
L’article 5, al. 1 et 3 nouveau du code pénal détermine le champ d’application de la nouvelle responsabilité pénale.
1.1. Toute personne morale
Le nouveau régime s’applique, en principe, à toutes les personnes morales, et donc en particulier aux sociétés qui disposent d’une personnalité juridique propre. Les associations de fait (par exemple les syndicats et les partis politiques) ne sont pas visés.
A ce principe il existe deux séries d’exceptions :
1.1.1. Extensions
Le nouveau régime est étendu à des entités qui ne disposent pas, ou pas encore, de la personnalité juridique :
1.1.2. Restrictions
En revanche ne sont pas considérées comme des personnes morales pour l’application du nouveau régime pénal, quoique disposant d’une personnalité juridique propre :
1.2. Les infractions concernées
Certains législateurs étrangers ont limité la responsabilité pénale des personnes morales à certaines infractions. Ce ne fut pas le choix du législateur belge. Le nouveau régime de responsabilité pénale s’applique aux infractions prévues par le code pénal ainsi que par les dispositions spéciales (par exemple en matière sociale, économique, financière, fiscale,…).
2. Conditions de la responsabilité pénale
Pour que la responsabilité pénale d’une personne morale puisse être engagée, il faut observer, dans son chef, la réunion de différentes conditions classées traditionnellement en droit pénal en éléments matériels (c’est-à-dire ceux touchant à la matérialité des faits) et moral (c’est-à-dire relatif à l’intention de l’auteur des faits).
2.1. Eléments matériels
Outre bien sûr les éléments matériels de l’infraction reprochée 1, il faut constater, pour que la personne morale puisse être rendue pénalement responsable, que, soit:
Si aucune de ces trois circonstances n’est rencontrée la personne morale ne peut être tenue pour pénalement responsable. Il a été insisté dans les travaux préparatoires sur le fait que la nouvelle loi n’instaurait pas un régime de responsabilité objective : "il ne paraît …pas approprié de rendre la personne morale pénalement responsable de faits commis par des personnes physiques ayant un lien avec elle (employé, administrateur, …), quand celles-ci n’auraient fait que profiter du cadre juridique ou matériel de la personne morale pour commettre des infractions dans leur propre intérêt ou pour leur compte. Il ne s’agit pas d’instaurer une responsabilité objective de la personne morale pour tout fait quelconque commis en son sein" (Doc. Parl., Sénat, sess. 1998-1999, n° 1-1217/1, 4°; ibidem, n° 1-1217/6, 8°).
Ainsi par exemple, le chauffeur routier qui profiterait de ses trajets pour transporter dans les roues de son camion des substances stupéfiantes n’engage (heureusement) pas la responsabilité pénale de son employeur.
2.2. Elément moral
Toute infraction suppose l’existence d’un élément moral.
En règle un dol général est exigé, ce qui signifie que l’infraction n’est imputable à son auteur que s’il a agi sciemment et volontairement c’est-à-dire en pleine connaissance des éléments de l’acte commis et en voulant, ou tout au moins en acceptant, leur réalisation.
La loi peut s’écarter en deux sens différents de ce dol général. Parfois elle exige, outre la connaissance et la volonté, une intention perverse particulière, comme le dessein de nuire, celui d’obtenir un bénéficie illicite (dol spécial) ou en sévissant même contre des faits dus à l’absence d’une énergie assez grande dans le bien, comme l’inattention ou l’imprudence (faute).
Même les infractions dites matérielles exigent un élément moral, à savoir une faute légère. Souvent la preuve de cet élément moral peut être présumée de la constatation des éléments matériels, mais il ne s’agit que d’une présomption, susceptible d’être renversée (Exemple : l’automobiliste qui brûle un feu rouge mais qui peut démontrer qu’il n’a pas pu voir le feu parce que celui-ci était caché par des travaux).
Il a été insisté dans les travaux préparatoires de la loi du 4 mai 1999 sur le fait que l’élément moral devait être apprécié dans le chef de la personne morale et non des personnes physiques : "il devra être établi soit que la réalisation de l’infraction découle d’une décision intentionnelle prise au sein de la personne morale, soit qu’elle résulte, par un lien de causalité déterminé, d’une négligence au sein de la personne morale. On vise par exemple l’hypothèse où une organisation interne déficiente de la personne morale, des mesures de sécurité insuffisantes ou des restrictions budgétaires déraisonnables ont créé les conditions qui ont permis la réalisation de l’infraction" 2.
3. Cumul des responsabilités?
La personne morale peut-elle être rendue pénalement responsable aux côtés de la(les) personne(s) physique(s) qui se serai(en)t vu imputer, avant la réforme, la responsabilité pénale des infractions ?
C’est à cette question que l’article 5, alinéa 2 nouveau du code pénal entend répondre, par un texte d’une remarquable ambiguïté :
"Lorsque la responsabilité de la personne morale est engagée exclusivement en raison de l’intervention d’une personne physique identifiée, seule la personne qui a commis la faute la plus grave peut être condamnée. Si la personne physique identifiée a commis la faute sciemment et volontairement, elle peut être condamnée en même temps que la personne morale responsable".
3.1. Le principe - Décumul
Le principe reconnu (on verra que l’exception est de taille) est celui de l’exclusion du cumul des responsabilités. On peut lire dans les travaux préparatoires que la loi, "entend ainsi revenir sur une certaine jurisprudence audacieuse dans l’imputation d’infractions aux personnes dirigeantes au sein de personnes morales en considérant que la preuve de l’infraction était présente sur la base des manquements de ces personnes, dans les cas où l’incrimination requiert clairement l’intention, ou même en arrivant à une responsabilité pénale quasi objective, seulement sur la base de la position de la personne concernée au sein de la personne morale" 3.
Ce principe de décumul est déposé dans la première phrase du nouvel article 5 du code pénal :
"Lorsque la responsabilité de la personne morale est engagée exclusivement en raison de l’intervention d’une personne physique identifiée, seule la personne qui a commis la faute la plus grave peut être condamnée".
Le législateur n’a donné aucune indication sur la façon de déterminer qui a commis la faute la plus grave. Il s’agira donc d’une question laissée à l’appréciation du juge du fond. Ceci ne manquera pas de donner lieu à des débats judiciaires passionnés.
3.2. Exception - Cumul
Si la personne physique identifiée a commis la faute "sciemment et volontairement", elle peut être condamnée en même temps que la personne morale responsable (article 5, alinéa 2, in fine nouveau du code pénal). Il peut alors y avoir cumul des responsabilités.
Cette phrase, et en particulier les mots "sciemment et volontairement", essentiels puisqu’ils déterminent le cas où un cumul de responsabilités peut intervenir, font l’objet de deux interprétations.
3.2.1. L’interprétation abstraite
Pour certains les mots "sciemment et volontairement" renvoient à la notion de dol dont il a été question ci-dessus (II.B.). Un cumul de responsabilités ne peut donc intervenir que pour les infractions intentionnelles. Cette interprétation est abstraite puisqu’il suffirait de lire la disposition pénale concernée pour observer si l’infraction exige un dol. Si c’est le cas un cumul peut intervenir.
En conséquence pour les infractions non intentionnelles, c’est
3.2.2. Interprétation concrète
Selon d’autres, le texte de la loi ne renvoie pas à la distinction entre infraction intentionnelle ou non intentionnelle et au critère du dol. Il conviendra seulement de s’interroger sur la question de savoir si la personne physique a agi dans les faits, sciemment et volontairement. Ainsi par exemple le déversement d’eaux usées est une infraction qui n’exige pas un dol général. Si la personne physique qui a versé les eaux usées l’a fait tout à fait volontairement, elle pourrait être condamnée en même temps que son employeur. S’il avait fallu préférer la première interprétation, abstraite, il aurait fallu constater que l’infraction était une infraction non intentionnelle, en ce sens qu’elle n’exige pas le dol, et que dès lors la règle était le décumul. Dans cette interprétation abstraite seule la personne qui a commis la faute la plus grave pourrait être condamnée.
La sécurité juridique n’en sort pas grandie. La première tâche des juridictions pénales sera de trancher cette épineuse question.
4. Sanctions
Il est bien sûr impossible de mettre une personne morale en prison. Aussi a
4.1.Amendes
Une quantité innombrable de dispositions pénales prévoit des peines privatives de liberté (réclusion, détention, emprisonnement).
Le principe adopté par le législateur est basé sur la conversion pour les personnes morales de ces peines privatives de liberté en amendes.
Le tableau co-dessous résume la méthode de conversion. Les montants ci-dessus sont exprimés en francs réels, après application des 200 centimes additionnels applicables aux amendes pénales.
Sanctions applicables aux | |||
Personnes physiques | Personnes morales (Conversion en amendes) | ||
Contravention | 5.000 à 50.000 BEF | ||
Délit et crime | Amendes | Min. et max. idem que personnes physiques | |
Amendes et/ou peine privative de liberté | Min. 100.000 BEF * nbre mois empr. minimum sans que puisse être inf. à min amende pour les personnes physiques | ||
Max. 400.000 BEF * nbre mois empr maximum sans que puisse être inf. à 2 * max. amende pour les personnes physiques | |||
Peine privative de liberté à perpétuité | 48.000.000 à 144.000.000 BEF |
Un exemple illustrera certainement mieux ce qui précède.
Le faux fiscal est sanctionné par l’article 450 du code des impôts sur les revenus par un emprisonnement d’un mois à cinq ans et d’une amende (avant application des 200 centimes additionnels) de 10.000 à 500.000 BEF, soit 2.000.000 à 100.000.000 BEF (réels).
Pour les personnes morales, cette sanction est convertie comme suit :
Le minimum de l’amende est égal à 100.000 BEF x 1 (puisque la peine d’emprisonnement est d’un mois minimum) = 100.000 BEF, sans cependant que cette amende minimum puisse être inférieure à celle applicable pour les personnes physiques, soit 10.000 BEF x 200 (les centimes additionnels) = 2.000.000 BEF (réels).
Le maximum de l’amende est égal à 400.000 BEF x 60 (la peine d’emprisonnement maximum est de 5 ans, soit 60 mois) = 24.000.000 BEF, sans que cette amende puisse être inférieure à 2 x 500.000 BEF (l’amende maximum pour les personnes physiques) x 200 (centimes additionnels), soit 200.000.000 BEF (réels).
Comme pour les personnes physiques, ces amendes astronomiques peuvent être sensiblement réduites en cas d’admission de circonstances atténuantes. Il a été précisé dans les travaux préparatoires que la conversion dont question ci
Un amendement du Sénateur BOUTMANS qui visait à prévoir un minimum "incompressible", même en cas d’admission de circonstances atténuantes, de 100.000 BEF (réels) en matière criminelle et correctionnelle, et de 10.000 BEF (réels) en matière de police n’a pas été retenu .
Enfin, les personnes morales pourront également obtenir la suspension du prononcé de la condamnation ou le sursis à l’exécution de la peine, avec ou sans mesure probatoire. La loi du 29 juin 1964 concernant la suspension, le sursis et la probation a été modifiée pour rendre ces mesures favorables applicables également aux personnes morales. On peut par exemple penser à l’application suivante de cette loi : en cas de condamnation pour homicide involontaire en raison d’un accident de travail, le sursis à l’exécution de la condamnation pourra être prononcé contre l’engagement de réaliser certains investissements relatifs à la sécurité dans l’entreprise.
4.2. Autres sanctions
D’autres sanctions pourront également être prononcées contre les personnes morales :
Certaines de ces sanctions exigent encore, pour leur application pratique, qu’une loi vienne déterminer dans quels cas précis elles pourront être prononcées.
4.3. Casier judiciaire des personnes morales
Un casier judiciaire des personnes morales sera tenu au greffe de la juridiction où les statuts de cette personne morale ont été déposés.
Pour les personnes morales qui n’ont pas déposé de statuts en Belgique et pour les personnes morales de droit public, ce casier est tenu au greffe du Tribunal de Première Instance de Bruxelles.
5. Entrée en vigueur
Les dispositions de fond c’est-à-dire celles qui prévoient le principe de la responsabilité des personnes morales, sont applicables depuis le 10ème jour qui a suivi la publication au Moniteur Belge, c’est
Une personne morale ne peut donc voir sa responsabilité pénale engagée que pour des faits commis depuis cette date du 2 juillet 1999.
Pour les personnes physiques, la question est un peu plus délicate. En vertu de l’article 2, alinéa 2 du code pénal, la loi pénale plus douce applicable au jour du jugement s’applique également aux faits antérieurs à celui
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1. Par exemple pour l’infraction de faux en écriture
la dissimulation de la réalité, d’une manière déterminée par la loi,
dans un écrit protégé par la loi, et alorsqu’il peut en résulter un préjudice.
2. Document Parlementaire, Sénat, 1998-1999, n° 1-1217/1, p. 5.
3. Document Parlementaire, Sénat, 1998-1999, n° 1-1217/1; ibidem, n° 1-1217/6.